Enfer de détection ! Je me suis promené, hier, dans quelque rue noire malfamée, cité de plomb où l’homme enferme l’homme ; où les prisons sont salons ; où des monstres sacrés font Loi ; où l’idiot esprit règne, ô maître ! tapi sous des flaques grises ; où les éclats meurent de leur propre reflet, sur des lacs pleurant du ciel. Ici, là, quelques crevasses profondes, puits sans échelle, effusion spirituelle de l’âme qui veut croître. Ici, partout, abysses d’où l’on ne revient, ombre embusquée — confusion de sa légitimité d’être avec la mort. Ici, ailleurs, jets nerveux sur les murs de la ville, vieillissement accéléré des remparts, car il y a un château, et un port — ô château millénaire abandonné dans son propre inachèvement, ô port coulé sous des cascades de diamants liquidés —, et un bosquet tout à fait agréable sous lequel se coucher.
Autonome en toute relativité, le corps piqué par des glaces perpétuelles, j’ai failli fuir cette ville immonde — je l’aurais fait ! j’aurais détalé, attrapé le premier lever du rideau nocturne, je me serais élevé avec lui — quand, dans l’arrachement précoce de mes talons, un cerf est apparu de derrière des brumes invisibles dont nous seuls avions la vision. Ses bois, mythologiques, étaient si hauts qu’ils s’en allaient, perchés par-dessus des cotons accrochés à l’aube qui, elle, fuyait la nuit. La statique de nos heures nous rendait sans âge et sans teint, sans mouvement, sans imagination. Même la créativité, muse des évolutions humaines, prenait ses ailes d’argent à son cou. Ses bois perchés haut, si haut qu’on ne pouvait même à courte échelle espérer toucher les pointes avec nos yeux seulement pour mieux nous aveugler, avaient au moins deux fois l’âge de l’histoire humaine. Ses yeux, billes noires cerclés d’un rayon d’or, fixaient l’univers ; ils pointaient dans ma direction.
J’ai souhaité courir, fuir l’aura majestueuse de la créature dressée. Mais mes pieds emmêlés m’ont jeté au sol, ventre niché dans la poussière — âpreté de la terre que j’ai étreinte. Et pendant que la liberté infinie écrasait mon dos, pendant, pendant que mon corps s’enfonçait juste sous l’ombre du plancher urbain, urbain, l’animal s’approchant susurra quelque chose. On aurait dit que cette bête, vestige effroyable d’un monde oublié sous des montagnes de viles civilisations, me voulait quelque bonté. Il ne disait ni mots, ni phrases intelligibles. Il disait en pensée pure : produit attrapé de l’âme dans le courant torrentiel où gisent les êtres comme celui-là, rendu au sable et aux vents mêlés.
À la crainte dissipée, j’y ai placé des rêves, et des espoirs, et des joies, et des danses fabuleuses. Oh ! la souplesse de mon esprit, gymnastique renversante, l’effort suffoqué sur l’Olympe, la grimpe réitérée ! Et je suis resté, toute la nuit durant, accompagné du généreux qui cherchait à éteindre mes frayeurs toutes de flammes. Et nous avons discuté, sans langue, sans mots, sur le lit de nos pures pensées dont j’ai appris la traduction. Nous avons nagé dans le torrent impétueux, d’où l’âme tire toutes les vérités, jusqu’à noyer nos gorges assoiffées. Elles, ne cherchaient plus l’oxygène salvateur. Elles, recherchaient l’oxydation de nos actes, l’électrification de nos tumultes, le mariage de nos énergies.
Le jour s’éveillant, nous nous quittâmes, tous deux vieillis de quelques existences. Le cerf, satisfait de m’avoir enseigné tout ce qu’il m’était indispensable de connaître pour la suite, s’en alla dans la loyauté de ma vision. Mais dès lors qu’il disparut dans l’éblouissement d’un liseré d’or — horizon infini sous la ville qui, s’éveillant, ondulait —, j’avais tout oublié.
Ô, défection de parti intégral, de soi-même en soi !
Et la Lune, remplie désormais d’un noir épais, luisante comme le verre et toujours au ventre pesant, m’accompagnait dans le jour adolescent.
Alclan
Laisser un commentaire